Comme dans un sombre brouillard, Jaheira se vit à proximité de l’enclos des dragons, en compagnie de son plus jeune fils, lequel était totalement fasciné par les immenses bêtes et ne manquait rien du spectacle qu’offraient les dresseurs. Elle l’aperçut qui levait ses petits bras vers la tête du plus gros spécimen jamais vu jusqu’alors, comme il le faisait devant ses parents pour leur signifier son désir d’être dans leurs bras, ce qui eut pour effet de faire naître un tendre sourire sur les lèvres de la mère.
Au début, le dragon ne porta aucune attention à l’enfant, le percevant sans doute comme un minuscule asticot totalement dénué d’intérêt. Puis tout changea brusquement dans le regard et l’attitude de la bête. En une fraction de seconde, toute la férocité, la rage, qui étaient contenues jusque-là, éclatèrent dans un formidable grognement qui fît trembler la terre. Une lueur folle, sauvage, incontrôlable, s’alluma dans les yeux jaunes du dragon et il plongea, la gueule béante, dévoilant des crocs de la longueur d’un homme adulte.
Sans qu’elle put réagir, le dragon happa son fils et le fit prisonnier de ses énormes mâchoires. Dans un cri d’horreur désespérée, Jaheira attaqua le dragon de toute la force de sa magie. Ni une ni deux, les dresseurs, les soldats et les quelques mages présents sur place joignirent leurs efforts aux siens et parvinrent à faire ouvrir la gueule au dragon, du moins suffisamment pour que sa pauvre victime glisse et tombe vers le sol.
L’impératrice plongea et cueillit le corps flasque, désarticulé, maculé de sang de son fils... la chair de sa chair, ce petit garçon de deux ans, au regard pétillant de joie de vivre, son dernier né, complètement brisé. Jamais plus il égaierait leur vie de ses éclats de rire et jamais plus ses petits bras ne se refermeraient autour de son cou. Jaheira hurla son désespoir, sa douleur, en berçant doucement ce qui restait de son fils. Se faisant, elle ne vit pas le monstre se préparer à les attaquer une nouvelle fois, furieux qu’il était de s’être fait voler sa proie. Un terriblement grognement enfla dans la gueule du dragon et un flot de flammes se déversa soudainement.
Jaheira perçut la lueur provoquée par les flammes, mais il était trop tard... Il y eu un choc, elle fut projetée par terre, serrant toujours son fils mort dans ses bras, refusant de le laisser au dragon, des bras forts les enserraient, elle et l’enfant, puis le monde ne fut plus que torrent de feu et chaleur insupportable. Après quelques secondes qui parurent une éternité, le flot de flammes se tarit et l’impératrice ouvrit les yeux. Ce ne fut que pour découvrir Lucas, son tendre époux, la moitié du corps carbonisé, étendu près d’elle, qui respirait à peine. Il avait fait rempart de son corps pour la sauver des flammes meurtrières et voilà qu’il agonisait de douleur, luttant pour rester conscient.
Lentement, elle s’approcha pour saisir sa main droite, celle qui n’avait pas été brûlée, puis tout ne fut plus que douleur, sang et noirceur. Jaheira sentit qu’on la soulevait très haut, elle tenta de bouger, de se dégager, mais elle demeurait coincée entre les crocs du dragon. Avec horreur, elle constata qu’elle tenait toujours la main de son époux dans la sienne. Poussant un cri, elle lâcha le membre sanguinolent et se mit à bombarder l’intérieur de la gueule du monstre de décharges électriques. Comment tout cela pouvait-il arriver ? Ce ne pouvait être vrai... il fallait que ce soir un cauchemar, un terrible cauchemar.
Lorsqu’elle sentit enfin les mâchoires du dragon s’entrouvrir, elle ne perdit pas une seconde. Dans un ultime effort, Jaheira se dégagea et roula à l’extérieur de sa prison de crocs. Heureusement, la tête du dragon se trouvant non loin du sol à ce moment, la chute ne fut pas trop rude. Toutefois, en raison de ses nombreuses blessures, la douleur fut fulgurante et l’amena au bord de l’inconscience. Elle n’eut que le temps de prononcer un mot, un prénom, avant que les ténèbres ne viennent la prendre : Arthur.
Ce n’est pas un murmure qui sortit de ses lèvres, cette fois, mais un terrible cri, rempli de désespoir. Arthur ! Ce cauchemar, elle l’avait fait des centaines de fois, sans jamais se réveiller. Mais là, elle se trouvait dans ses appartements, au château, assise bien droite dans le grand lit, en sueurs et le souffle court. Il faisait sombre dans la pièce, l’unique chandelle sur la table de chevet ne suffisant pas à chasser les ténèbres de la pièce. On se trouvait en plein cœur de la nuit et son cri avait fait sursauter la jeune domestique responsable de la veiller.
Vot... Votre Majesté ! Vous... vous êtes enfin réveillée. Je... je dois aller prévenir les mages. Je reviens tout de suite.
Et sans que Jaheira n’ait pu prononcer un mot, la jeune femme disparût de la chambre. Elle revint quelques instants plus tard en compagnie de trois mages guérisseurs, lesquels entreprirent d’examiner leur patiente. Ce n’est pas bientôt fini ! Je veux qu’on m’explique ce qui s’est passé... où... où est mon plus jeune fils, Arthur ? et mon époux ? et Liam ?
L’un des mages, le plus âgé visiblement et probablement le plus gradé de son ordre, s’approcha lentement du lit et prit place dans un fauteuil. Votre Majesté... euh... Il s’éclaircit la gorge, mal à l’aise. Le fait est que... une attaque de dragon est survenue et vous vous trouviez tout près de l’enclos lorsque s’est arrivé. Vous étiez en compagnie de votre fils, Arthur. Vous ne vous souvenez de rien ?
Sans qu’elle puisse les retenir, de grosses larmes roulèrent sur les joues de l’impératrice et elle fut prise de tremblements. Vous voulez dire que ce cauchemar que j’ai fait des centaines de fois n’en est pas un. Mon fils n’est plus et mon époux est gravement brûlé et mutilé, n’est-ce pas ?
Après un hochement de tête affirmatif du mage, Jaheira se prit le visage entre les mains et pleura de longues minutes. Une fois la vague de chagrin passé, le mage lui tendit un mouchoir et attendit qu’elle eut prit plusieurs gorgées de tisane avant de reprendre. Votre époux, seigneur Davonport, a bien récupéré de ses blessures, bien que le chagrin d’avoir perdu un fils et de vous savoir inconsciente le torture encore. Toutefois, vous devez savoir... Il s’éclaircit encore une fois la gorge. ... qu’il ne sera probablement plus jamais le même. En effet, le dragon lui a amputé un bras et nous l’avons remplacé par un membre de métal de notre conception. Pour ce qui est des brûlures, nous avons fait de notre mieux, Madame, mais il demeure des cicatrices sur presque tout le côté gauche de son corps.
L’impératrice prit de nouvelles gorgées de tisane, le temps d’assimiler ces terribles nouvelles. Décidément, elle se retrouvait encore dans un cauchemar et ne semblait pas partit pour en sortir. Bougeant doucement pour changer de position, elle ressentit un terrible élancement dans la jambe droite et grimaça de douleur. Curieusement, son visage se crispa d’une manière qui n’était pas naturelle. Instinctivement, elle porta les doigts à sa joue droite et ne put s’empêcher de remarquer que les mages et la domestique retinrent leur souffle, et non sans raison.
Du bout de ses doigts, elle sentit une boursoufflure tout le long de sa joue droite. Elle partait du milieu du front, à la base du cuir chevelu, et descendait légèrement en diagonale jusqu’à son cou. Par miracle, son oeil droit avait survécu et ne semblait pas avoir été touché. Amenez-moi un miroir ! Et faites-moi un peu plus de lumière, par tous les Dieux !
Visiblement très mal à l’aise, la domestique eut un instant d’hésitation avant de s’exécuter. Elle ne le fit qu’après avoir échangé un regard avec le vieux mage. Ce dernier reprit la parole : Majesté, si je puis me permettre, vous ne devriez peut-être pas vous regarder tout de suite dans ce miroir. Je... Vous avez plusieurs cicatrices sur différentes parties de votre corps, dont les plus importantes se trouvent sur vos jambes, votre dos et le côté gauche de votre taille.
Pendant qu’il parlait, la domestique avait allumé plusieurs autres chandelles et Jaheira put se rendre compte des dégâts en relevant les couvertures. Elle réprima une grimace de dégoût en découvrant les boursoufflures qui zébraient ses longues jambes. Plus jamais le même, avez-vous dit à propos de mon époux ? J’ai bien l’impression que nous serons deux à ne plus jamais être les mêmes. Saleté de dragon, j’espère qu’au moins, ce monstre a été abattu.
Finalement, la jeune femme apporta un miroir à main et murmura avant de le lui remettre d’une main tremblante : Je suis désolée, Majesté.
Lentement, Jaheira amena le miroir devant son visage. Bien qu’elle se préparât au pire, rien n’aurait pu être pire que le reflet qu’elle aperçut dans ce miroir. Oui, jamais plus elle ne serait la même maintenant qu’une énorme cicatrice lui striait tout le côté droit du visage. Sur le coup, elle manqua d’éclater en sanglots, mais se reprit d’une grande inspiration. Elle déposa le miroir sur la table de chevet et releva la tête, déterminée. Qu’on enlève tous les miroirs de mes appartements, je ne veux plus jamais voir ce visage. Et qu’on s’assure qu’une large capuche soit ajoutée à toutes mes tenues. Mes gens n’ont pas à me voir ainsi et à supporter ma vue. Maintenant sortez tous, je ne veux voir personne.
La jeune domestique protesta : Mais, Majesté, je dois vous aider à sortir du lit et à vous habiller.
Je me débrouillerai seule dorénavant. Et voyant que personne ne semblait vouloir esquisser le moindre geste pour sortir, elle s’écria : DE-HORS, J’AI DIT !
Et tout le monde t’étala comme des lapins pris en chasse par un renard. Une fois seule, Jaheira éclata bel et bien en sanglots. Sa vie était brisée, aussi brisée que l’était son fils après l’attaque du dragon. Comment une tragédie pareille avait-elle pu arriver ? Les dragons étaient dressés dès qu’ils sortaient de l’oeuf, une telle chose ne s’était encore jamais vue. Quelque chose avait forcément altéré le caractère de l’animal, sinon, quoi d’autre ?
L’impératrice eut besoin de plusieurs heures pour calmer enfin son chagrin et parvenir à se sortir du lit, tâche qui lui prit beaucoup plus de temps qu’elle ne le croyait. Bon sang ! J’aurais peut-être dû laisser cette domestique m’aider à sortir de là... Dans un grognement, elle s’extirpa du lit et s’agrippa au fauteuil pour conserver son équilibre. Elle fit quelques pas maladroits jusqu’à la grande armoire, où elle cueillit des vêtements sombres. Elle dût se cramponner aux meubles pour faire passer la longue robe noire par-dessus sa tête. Soulevant l’ourlet, découvrant ses jambes mutilées, elle convint de porter des braies ajustées sous la robe, ainsi, personne ne pourrait voir ses jambes. Elle termina de composer sa tenue en enfilant de hautes bottes de cuir souple, également noir, ainsi qu’une longue cape à large capuche, qu’elle rabattit aussitôt sur sa tête.
Lentement, d’un pas mal assuré, telle une infirme, elle passa au salon et résolu de marcher jusqu’à retrouver un semblant de dignité et de fluidité dans ses mouvements. Ses gens ne devaient pas la voir dans un tel état de faiblesse. Aussi, pendant qu’elle s’exerçait et malgré son manque d’appétit, elle grignota la viande séchée, le fromage, le pain et les raisins qui avaient été déposés sur un plateau avant son réveil.